(L’assistance se laissait faire – que pouvions-nous faire d’autre ? Nous ne voulions rien faire d’autre.)
Chacun laissait son esprit se partager entre la conversation en cours, quel qu’en fût le sujet, et les souvenirs suggérés par la simple prononciation de ces deux syllabes. Chacun, sauf moi, qui n’ai pas connu Julien de son vivant et ne pouvais donc me remémorer aucune anecdote. On me les racontait, parfois, poliment, pour m’inclure un peu plus dans le cercle, mais c’était une précaution inutile. Je ne percevais pas moins le caractère nécessairement solennel de ce petit manège pour Marie, c’était évident, mais aussi pour Jean.
Car malgré son silence, malgré sa façon de ne – presque – jamais parler de son fils disparu, Jean nous trompait. Il avait d’autres desseins, d’autres stratégies. Ainsi, par ses yeux, il laissait l’empreinte de Julien pénétrer dans sa tête et, avec la complicité de la maladie qui maintenait ses paupières fermées à moitié, il pouvait former une barrière qui l’empêcherait ensuite d’en sortir. Malin l’écrivain ! Garder son fils là où il saurait quoi en faire. Dans sa tanière. Dans la machine. Dans les rouages. Là où tout se construisait, depuis toujours, et pour longtemps encore. Là où tout s’élaborait, s’inventait, se pensait, se digérait, se vomissait, là où tout prenait forme et où tout prenait vie. Le moment venu, Jean saurait redonner vie à Julien. Une seconde fois, ou une troisième ou quatrième peut-être, que sais-je, il l’a peut-être déjà fait. Qu’importe.
Ces deux-là ont traversé l’Epreuve côte à côte, mais chacun à leur façon. Je le sais de la bouche de Marie, mais je l’aurais sans doute bien vite deviné rien qu’à les côtoyer pendant ces quelques heures. Marie expose : Marie pose à l’extérieur, pour ne pas garder toute la douleur en elle. C’est ainsi qu’elle vit. Jean observe, digère et élabore. C’est ainsi qu’il vit. Ces deux-là s’aiment depuis cinquante ans et nous font l’honneur de Rester Debout, côte à côte, main dans la main.
Voilà ce que j’ai vu.
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