Colette, du rock et de la pop (eh ouais)

Colette prend toujours soin de choisir une belle tenue pour venir rencontrer le groupe ; elle assortit à son corsage un joli collier, souvent imposant. Parfois elle change de lunettes, et elle sourit quand je lui fais la remarque.

Elle a le regard qui pétille et des cheveux gris qu’elle laisse tomber jusqu’aux épaules.

Colette c’est la grand’mère qui dégomme tous les clichés sur les vieux de quatre-vingt ans parce que, séquestrée par une patte folle, la vieille dame a apprivoisé la toile mondiale et vit désormais sa vie sans sortir de chez elle, devant l’écran de son ordinateur. Colette ne fait pas seulement ses courses du quotidien sur le net : elle écoute aussi beaucoup, beaucoup de musique, du rock et de la pop eh ouais, et achète des bouquins qu’elle se fait porter à domicile en espérant que le livreur aura le temps de papoter un peu devant la porte.

Colette n’est pas vieille, ou pas seulement. Colette est une femme qui a vieilli. Ce n’est pas pareil.

Les confidences qu’elle nous livre au sein du groupe la font tourner en boucle sur les histoires de famille qui l’ont faite et sur celles qui l’ont défaite ; elle s’attarde plus sur ces dernières, parce qu’il lui semble bien que c’est pour ça qu’elle est là. Elle fait toujours très attention à ça, Colette : dire les choses là où elles doivent être dites.

Colette, c’est la solitude à trois. Un mari dont le corps est bien là, à réclamer du soin, mais dont l’esprit s’est envolé quelque part sans demander son reste ; et un fils repêché de la rue, bien trop peu reconnaissant de se voir offrir ainsi un toit et une table, mais bien trop fiston pour être mis dehors. Au milieu des deux hommes, notre vieille femme au carré long grisonnant et à l’oeil pétillant.

Colette adore recevoir tout ce qui lui est destiné. Des coups de fil, des amis, des livres par la poste, des infirmières pour son diabète ; des fleurs le jour de son anniversaire, des bonnes ou des mauvaises nouvelles, des factures à payer avec sa maigre retraite, des chocolats à Noël ; des textos si rares de ses petits enfants, des remontrances, moins rares, de son médecin traitant, des sourires de sa voisine ; Colette, elle veut bien empocher tout ce qu’on lui envoie, même ce qui blesse : quitte à ce qu’un malheur frappe, autant que ça tombe sur elle et pas sur ceux qu’elle aime. Alors elle accepte de recevoir le regard noir de son grand fiston quand il n’est plus sobre, l’ombre de la main qu’il veut lever sur elle, les courses qu’il lui ramène le lendemain comme pour se faire pardonner ; accueillir les yeux vides de son mari le matin au réveil et son silence qui envahit la maison ; récolter la liste de ce qu’il a mangé et fait au centre de jour, en même temps que le petit sac en plastique qui contient le linge souillé ; et le sourire compatissant de l’aide soignante qui lui dit “à la semaine prochaine”.

Colette se bat, pas forcément pour gagner, mais pour se battre. Comprenez : pour que plus jamais rien ni personne ne mène le combat à sa place. Elle met un point d’honneur à ne plus dépendre d’une drogue en blisters et garder la tête haute : c’est son point de mire. Ce n’est pas parce qu’elle a plus de 80 ans qu’elle va passer la main, elle nous le fait savoir d’une voix forte et assurée. Ils sont parfois plus forts qu’on veut bien le croire, nos vieux. Alors c’est dur, c’est en dents de scie, son menton frôle parfois la surface, mais elle y arrive, Colette. Sans doute grâce aux oreilles bienveillantes qu’elle trouve ici, dans ce groupe, et qui la maintiennent hors de l’eau.

Colette a une fâcheuse tendance à la répétition. Elle a bien du mal à dire autre chose que ce qu’elle a déjà dit ; d’un mois à l’autre, sans faillir, les mêmes épisodes sont posés sur la table, entre le café et la petite madeleine ; toujours avec ce petit ton plaintif. Ça irrite parfois les autres, qui osent ici ou là un soupir ou des yeux au plafond. Il faut dire que Colette, elle ne veut pas écouter les conseils qu’on lui donne et qui pourraient alléger son fardeau. Comme beaucoup de ceux qui viennent ici, d’ailleurs : René, Danièle, Simone froncent les sourcils et se sentent armés de solutions radicales, mais leur tour venu, courbent tout autant l’échine. Personne n’échappe facilement à la force des loyautés familiales, fussent-elles à sens unique.

Comme elle n’a pas la place de tout dire parce qu’il faut bien aussi écouter les autres, Colette m’envoie parfois des mails, quelques jours après les réunions. De longs messages, souvent écrits la nuit à la lumière d’une insomnie, qu’elle signe “C. Fleurdortie” et dans lesquels elle me raconte tout ce qui reste à raconter. Colette, elle est bien plus douée avec un clavier qu’à l’oral ; de pénible ou irritante, elle devient poétesse et enchanteresse. Avec pourtant le même matériau un peu moisi de départ. Elle parvient à mêler résignation et dégoût avec espoir et humour. Fleur d’ortie, quand-même : tout est dit, non ?

Je ne sais pas ce qu’est devenue Colette. Je ne sais pas si elle oscille toujours entre les deux hommes de sa vie, ni si elle parvient encore à les maintenir debout au risque de perdre son propre équilibre. J’ai quitté ce travail, j’ai laissé les gens que j’y ai croisés. J’ai demandé peu de nouvelles. Parce que c’est comme ça, parce qu’il faut bien avancer, et les laisser avancer avec quelqu’un d’autre.

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